Par ici, dans la gueule du loup

Michael Lucken

"THE DREAM OF POLIFILO" 2014, HARA MUSEUM OF CONTEMPORARY ART

Lors d’une exposition personnelle à Tôkyô, Nicolas Buffe entendit un jour un visiteur lui dire sur un ton de reproche : « Votre travail est très inspiré du monde des mangas et des dessins animés ! » Sous-entendu : « C’est proche, trop proche de ce qui se fait au Japon ! »—« Ça tombe bien, nous y sommes ! », aurait pu répondre l’artiste qui est installé depuis 2007 à Tôkyô et vient de terminer un doctorat à l’Université des Arts de Tôkyô.

Mélangeant des motifs empruntés à la Renaissance, au cinéma hollywoodien, comme aux dessins animés japonais, l’œuvre de Nicolas Buffe interroge les frontières et, partant, les identités : identités des hommes, des cultures, des styles. Pour le dire sous la forme de questions : l’œuvre de Buffe peut-elle trouver sa place dans un Nous japonais ? Le Japon peut-il faire partie d’un Je occidental ? Mais au-delà : dans quelle mesure ces partitions ont-elles encore un sens ?

Pendant près de deux siècles, les artistes orientaux en général et japonais en particulier ont été qualifiés en Europe d’imitateurs—imitateurs d’une tradition locale ou imitateurs des formes de l’art européen. Ce jugement, qui avait un sens extrêmement négatif, était une manière pour les Occidentaux de s’affirmer par opposition comme « créateurs » et de justifier ainsi leurs prétentions à la domination. Toutefois, les Japonais ont eux-mêmes assimilé ces valeurs. Dès 1913, Sôseki demandait que ses compatriotes cessent de reproduire des modèles extérieurs : « Quand on y réfléchit, il est possible que vienne une époque où, loin de ne faire qu’imiter, nous aurons notre propre originalité, notre propre indépendance. Il le faut ! », proclame le romancier[ 1 ] . Et quelques années plus tard, en 1927, l’« orientaliste » Kuwabara Jitsuzô, professeur à l’université de Kyôto, écrivait en détournant le stéréotype : « Le Chinois est en général doué pour l’imitation, mais il n’est pas bon pour mettre en application », soulignant ainsi la supériorité japonaise[ 2 ] . A compter de cette époque, le Japon a complètement assimilé les valeurs de la modernité romantique dont le « désir mimétique » est l’un des plus puissants ressorts[ 3 ] .

Depuis les années 1970, la culture japonaise de l’image a connu un succès croissant sur la scène internationale et la tension imitative s’est équilibrée. Il y a en Europe et aux Etats-Unis des dizaines de milliers de jeunes gens qui dessinent dans le style des mangas japonais. Faut-il se contenter de renverser le miroir et déplorer cet état de fait ? N’est-ce pas avant tout une occasion de réfléchir davantage à ce que sont les valeurs de la modernité et aux partitions de l’humanité qu’exprime souvent le mot Nous : « Nous les Occidentaux », « Nous les Japonais »… N’est- il pas paradoxal que le Japon ait progressivement adopté sur le fond les valeurs de la modernité—valorisation de l’individu et de la science, prédominance de la création sur l’imitation, libéralisme économique— et qu’on n’ait quasiment pas de mot pour signifier la communauté des cultures modernes par-delà les critères de races et de géographie ?

Le Songe de Poliphile est depuis longtemps une source d’inspiration pour Nicolas Buffe. Je me souviens de la manière passionnée dont il en parlait à l’époque où il était encore étudiant à Paris. Poliphile est un jeune homme amoureux dont l’amour est insatisfait. A force de persévérance, il finit par séduire celle qu’il aime. Il l’embrasse, son désir est presque comblé, jusqu’à ce qu’elle disparaisse au moment où il croit pouvoir la posséder. Ce récit illustré de la Renaissance dit l’impossibilité de l’union d’un individu à un autre, même en songe. Au moment où l’on croît pouvoir se fondre en l’autre grâce à l’amour, on est ramené à ses propres limites. Il n’y a que du Je, le Nous est une illusion. Poliphile, sous cet angle, c’est l’homme moderne aliéné de son amour, qui peut désirer, qui peut parfois se fondre dans l’autre ou dans un collectif, mais qui, au fond, sait qu’il ne parviendra jamais à ses fins.—Aujourd’hui encore, le matériau est bon à travailler, assurément !

Depuis les années 1920, les penseurs japonais ont réfléchi à la manière de sortir des contradictions de la modernité. Inspirés par Heidegger et la phénoménologie allemande, des auteurs comme Nakai Masakazu ont exploré la question de la distance (ou ma en japonais) comme espace de relation intersubjective[ 4 ] . S’intéresser au ma, c’est traiter l’espace comme espace de tension entre des objets singuliers, mais nécessairement connectés. C’est par exemple mettre en évidence des notes de musique en les écartant les unes des autres, mais c’est aussi les relier en les séparant. Sur un plan plus large, c’est mettre une culture à distance d’une autre pour mieux montrer comment l’une et l’autre se distinguent. La valorisation du ma fut la réponse du Japon à la violence des discours coloniaux de l’Occident.

L’œuvre de Nicolas Buffe brouille la distance : la culture classique et la culture populaire, le grand art et le divertissement, la solennité et la frivolité, l’idéal du beau et la fonction décorative, les références occidentales et les références asiatiques, le pérenne et l’éphémère, le musée et la rue, la plupart des antagonismes structurant de l’esthétique moderne y sont bousculés. Elle ne se satisfait ni des hiérarchies violentes de la modernité occidentale, ni des revendications du ma japonais, c’est- à-dire d’un espace propre, respectueux des différences et des situations. Entrez dans la gueule du loup ! dit-elle au contraire. Allez voir ce qu’il a dans le ventre ! Il y a dans l’œuvre de Buffe quelque chose de proliférant, comme s’il s’agissait d’un ensemble organique qui se développe jusqu’à ce qu’il rencontre ses propres limites. C’est en ce sens qu’elle a une dimension décorative. Le décoratif n’est pas une fin en soi, c’est le moyen qui permet de passer par dessus les cadres existants et de s’affranchir des systèmes établis.

Fin 2012, Kitano Takeshi a sorti un livre intitulé La structure de l’imbécile. Sous un abord burlesque, il s’agit d’une réflexion tout à fait sérieuse sur la question du ma, de la distance, que Kitano interroge et critique : « Le sens de la distance [ma] pour lequel les Japonais sont si doués peut devenir a contrario un frein à la réalisation de choses nouvelles », écrit ce dernier[ 5 ] . En mélangeant les genres, en valorisant les seuils, Buffe non seulement pose un regard critique sur le 20ème siècle, mais propose plastiquement une solution stimulante. Alors que la peinture en Europe a longtemps été pensée, pour reprendre la formule d’Alberti, comme une « fenêtre ouverte » sur l’histoire ou sur le monde, Nicolas Buffe la voit plutôt comme une « porte ». De fait, il a réalisé et exposé de nombreuses œuvres qui se présentent sous la forme de portes : par dessus des structures existantes, comme à Paris en 2008 dans la boutique Diane von Furstenberg ou à New York en 2009 à l’entrée de son exposition « The Game of Love and Chance », ou dans des cours intérieures, comme à l’Ambassade de France en 2009. Même son site personnel ouvre en page d’accueil par le dessin d’un portique. Les arches et les colonnes qui structurent ses compositions sont eux aussi des manières de portes. On notera à ce propos que cette façon de valoriser les seuils n’est pas sans évoquer les jeux vidéos dans lesquels il s’agit souvent de trouver un passage par lequel avancer vers le niveau suivant.

Tout ça n’est-il qu’un jeu ? Oui, bien sûr… et pourtant !
Faire de la peinture non pas une fenêtre, mais une porte, c’est dire que le regard ne doit pas se sentir dans un dedans regardant un dehors, dans un ici regardant un là-bas, dans un maintenant regardant un hier, dans un nous regardant un eux. C’est permettre au spectateur de regarder depuis un côté du mur, mais lui permettre aussi de faire quelques pas pour regarder depuis l’autre. Ce choix a une dimension esthétique forte, mais il a aussi une dimension éthique. Proposer au regard—que ce soit physiquement ou métaphoriquement est ici indifférent—de traverser les murs revient à valoriser la pluralité des expériences et des points de vue. La pluralité est un concept encore mal étayé, mais il est essentiel. La pluralité s’oppose à la singularité, mais elle s’oppose aussi à la diversité qui n’est qu’une juxtaposition de singularités. Elle n’est pas non plus le métissage qui prétend à une fusion « naturelle ». Le sens de la pluralité, c’est accepter une forme de schize du sujet, accepter des failles, des fractures, des contradictions. C’est le refus du Je isolé, comme du Nous indéfini. Ce n’est pas la remise en cause de l’individu—l’individualité de l’œuvre de Nicolas Buffe est évidente, n’est-ce pas ? —, mais l’acceptation de ce que cet individu est complexe et n’est pas le sujet d’un seul maître. Pourquoi la reconnaissance de ce qui est pour beaucoup une évidence fait-elle encore si peur ?

  1. Natsume Sôseki, «Mohô to dokuritsu», Natsume Sôseki zenshû, vol. 33, Tôkyô, Iwanami shoten, 1957, p. 125.
  2. Kuwabara Jitsuzô, «Shinajin no bunjaku to hoshu», Kuwabara Jitsuzô zenshû, vol. 1, Tôkyô, Iwanami shoten, 1968, p. 487.
  3. Cf. René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Hachette, coll. «Pluriel-», 1961.
  4. Cf. Nakai Masakazu, «Geijutsu no ningengakuteki kôsatsu», Nakai Masakazu zenshû , vol. 2, Tôkyô, Bijutsu shuppansha, 1981, p. 3-10.
  5. Bîto Takeshi, Manuke no kôzô, Shinchôsha, 2012, p. 157.

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The Maniera of Hypnerotomachia Poliphili Nicolas Buffe and the Dream of Polifilo

Toshiharu Ito, Art Historian and Professor of Intermedia Art, Tokyo University of the Arts

"The Dream of Polifilo" 2014, Hara Museum of Contemporary Art

Polifilo dreams.

Written by the Italian Dominican priest Francesco Colonna in 1499, Hypnerotomachia Poliphili is a medieval adventure story about a friar called Poliphilo who after being shunned by his beloved Polia falls into a dream, wanders through a mysterious forest and magnificent gardens, reunites with Polia, and then goes on to have further adventures and recollections, which include extravagant processions and mysterious rites. But what has fascinated people about this book — considered by some the greatest incunabula of its time — is the encyclopedic knowledge it displays on subjects as varied as architecture, medicine, zoology and botany and the exquisite beauty of its exotic woodcut illustrations. The erudition and images, suggestive of a book of alchemy or tarot cards, constitute a brilliant display of imagination and ancient learning layered on top of a very curious tale.

Poliphilo falls asleep under a large tree in a dark forest and then wakes to find himself facing ancient ruins and a fearsome wolf with gaping mouth and fangs, one of the manifestations of the two motifs of fear and bliss that alternate within the story. To arrive at a place of serenity and joy, he must make it to the end of a dark, narrow and terrifying path as if it were a rite of passage. He encounters one difficulty after another on the way to Cythera, the island of love, in pursuit of his beloved Polia, who also symbolizes ancient knowledge.

For the exhibition, Nicolas Buffe transformed the entire Hara Museum along the thematic and structural lines of the Hypnerotomachia Poliphili, turning it into a setting for an adventure journey. The tree near the entrance of the museum became the great tree in the dark forest where Buffe’s character Polifilo slumbers and enters his dream. The entrance canopy became a wolf’s head, with its huge mouth open and long red tongue extended. Getting past this obstacle, one enters Buffe’s theme park, a labyrinthine succession of installations composed of wall murals and three-dimensional objects, including an interactive work that makes use of Augmented Reality.

Buffe’s Triumphe, ils ont sauvé la terre (triumph, they saved the earth) (2008) depicts a carriage in a triumphal procession that is decorated in silver and gold and accompanied by nymphs. Buffe borrowed its shape and composition from an illustration in the Hypnerotomachia Poliphili. A triumphal procession is a group of allegorical characters assembled into a moving spectacle to honor a given person or event. In this work, Buffe transformed the procession into a vision of marching Japanese live-action, special-effect action heroes who have just rescued the earth from danger.

Buffe’s Pulcino (2009) was also inspired by an illustration of a black elephant bearing an obelisk in the Hypnerotomachia Poliphili. Buffe’s work is a three-dimensional elephant with a large obelisk on its back that sways. It is an amalgam of various elements ranging from Bernini’s Elephant and Obelisk, Disney’s Dumbo, Japanese Buddhist architecture and portable shrines and rocking chairs. To support the weight of ancient knowledge represented by the obelisk requires a solid head (brain), but Buffe embeds his own message: action and play are necessary components in all knowledge.

In his art direction for the Haydn opera Orlando Paladino (2012), Buffe explored this kind of organic fusion between the fantastic and the allegorical on a deep level. This Renaissance tale is about the title character Orlando’s unrequited love and madness, which plays out against a backdrop of Charlemagne’s battle against the invading Saracens and the exploits of his paladins. Taking historical and geographical allowances, the story contains sorcerers and monsters and even a crazy journey to the moon. In Buffe’s hands, however, he creates a red arcade that is inspired by Baroque French stage sets, and in the cave of the sorceress Alcina, Buffe incorporates a circular stage and staircase that he borrows from the Cloud City set in Star Wars/The Empire Strikes Back. The scene where Alcina turns Orlando to stone and sends him to Hades is taken directly from the scene in which Hans Solo is carbon-frozen in the same movie. In other words, Buffe applies a unique association of ideas to make his characters shine.

Then there is the design of the costume for Orlando’s servant Pasquale, which was inspired by the costume of Kamen Rider, the wings on his helmet and sword by the comic book character Asterix, the sheep herder Yuria by the sexy costume of Barbarella. The costume of the insane Orlando combines a strait jacket with medieval knight’s armor, and the hair and beard styles incorporate elements from Don Quixote and Tim Burton’s Edward Scissorhands. Rodomonte, the King of Barbaria, was influenced by the kumadori make-up of Kabuki and the carriage he rides is in the style of Japanese decorated trucks. The sea monsters move like Godzilla or an Ultraman monster against a simplified backdrop in the style of a 1990’s TV game show.

Buffe’s creations are more than quotations or pastiches; they are creative attempt to generate a new dimension unlike anything before it. Paraphrasing Eduoard Glissant, it is a dimension in which people exist in one place and another simultaneously, taking root as they spread out, harmonizing as they wander.

The extreme rate at which opportunities for communications and movement are increasing has affected how people live and think, making their daily lives a kind of chaotic journey. Artists are starting to be seen as agents who penetrate this cultural landscape overflowing with symbols to create multiple forms of expression and pathways. For Buffe, these conditions describe the “altermodern era” of globalized, multicultural relationships that have resulted from a planet-wide creolization, an era that has supplanted the 20th-century Modernism of the West.

Buffe believes that what is important in devising a new maniera for the altermodern era is not to flatten the idea of historical time or geographical place, but to cherish the operation of shared cultures and the depth of shared cultural memories; that is to say, to go not in the direction of “Superflat,” but in the direction of “Supervolume.”

Faced with an astounding amount of information, contemporary artists must open themselves up to an aesthetic of diversity and drive a wedge into the monotony of uniformity while cultivating unique sensibilities with respect to selection and use. What is necessary is to transform the vast network of knowledge into a rhythmical movement, to play with history in a serious way, to have fun with anachronisms and to give form to joyous knowledge. It may be said that the succession of works created by Buffe are the best examples to be produced in this direction and from this stance.

Overflowing with allegories and symbols, including winged horses, the Tomb of Adonis, fierce dragons, the Three Graces and the Fountain of Venus, Hypnerotomachia Poliphili continues to be a major revelation for Buffe in that sense. The title is a neologism composed of the Greek words hýpnos,“sleep,”éros,“love,”andmáche ̄,“fight.”TatsuhikoShibusawa, who first introduced the book to Japan, translated the title using the characters for “madness,” “love” and “dream.” Embedded in these words is an organic chain of human emotions in which dream, love and fight are harmoniously combined in madness. Nicolas Buffe is sure to continue creating his own unique maniera, sending out variegated links with imaginary worlds and the real world through his ivy-like creative powers, constantly responding to its own growth and environment, transferring its own roots and adding new ones.

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Un nouvel œil ornemental de l’art

Christine Buci-Glucksmann

2009

Texte écrit à l’occasion de l’exposition personnnelle Mutations merveilleuses de divers trucs à la galerie Schirman & de Beaucé en septembre 2009.

C’est au début du vingtième siècle, dans la Vienne de toutes les modernités, que la question de l’ornement fait l’objet d’une âpre polémique, qui scella bientôt son destin. Est-il un style, comme le veulent Klimt, Riegl, la Sécession et l’Art nouveau ? Ou un crime comme le prétendra A. Loos dans son célèbre pamphlet Ornement et crime, bientôt transformé en « L’ornement est un crime » . L’histoire est désormais entendue. Lascif, trop féminin et trop primitif, l’ornement avec ses arabesques va être exclu de l’art, et d’une modernité puritaine assoiffée de « pureté ». A l’exception de Matisse et de Klee, tous deux amoureux du mode ornemental de l’Islam, cette exclusion traversera tout le siècle.

Mais par un curieux retour du refoulé, la crise du modernisme et le développement du virtuel en art et architecture, s’accompagneront d’un véritable retour de l’ornement. Mais un ornement second, détourné, transgressé, objet de toutes les hybridations et mutations impures et risquées. Et c’est bien ce risque d’une ornementalité qui confond structure et décor, et habite toutes les surfaces comme une seconde peau, que prend Nicolas Buffe dans son travail. À l’encre blanche ou à la craie, durable ou éphémère, l’ornementalité habille tout de ses excès et de ses séductions. Renouant avec le sens originel d’un ornement cosmos et beauté, se jouant de l’abstrait comme du figuratif, mélangeant pop, BD et manga avec l’art de la Renaissance, Nicolas Buffe construit avec une très grande liberté et une inventivité remarquable, un nouvel œil ornemental de l’art, où l’artifice se meut en artefact. En arc, en cartouche, en vase, en mur, en sculptures, pucelle monstrueuse ou éléphant à bascule, l’ornement devient une interprétation graphique du monde, au plus près des grandes cultures ornementales, celles de l’Occident comme celle du Japon, où il séjourne actuellement.

Au départ, un premier grand modèle, les grotesques chères à la Renaissance et au maniérisme, depuis leur découverte dans la Maison de Néron. Le choix n’est pas indifférent. Car de l’Italie à Fontainebleau et aux Flandres, les grotesques représentent l’ornementalité la plus libre, la plus drôle et la plus fan- tasque, que l’on puisse imaginer. Niant l’espace, opérant une fusion érotique de l’organique et de l’inorganique, créant des hybrides mythologiques sans fin, ces grotesques qu’aimaient Montaigne comme Vasari, débouchent sur une véritable poétique du décor et de l’artifice, propre à la maniera, ce style du style, qui créent des êtres et des fictions1. Nicolas Buffe réinvente ce corpus en «Modulesques», en Songes, en Triomphe de l’amour, en Miroir aux sirènes, jusqu’à réaliser un Stu- diolo à la Maison Rouge.(2007). Né avec l’humanisme, le studiolo était une pièce secrète d’objets précieux et de portraits. Réinventé, il obéit à une même logique : créer un discours plastique qui reflète le monde. Dans une optique proche, Ni-

colas Buffe reprendra le parcours symbolique d’un célèbre livre : Le Songe de Poliphile qui mêlait déjà de multiples sources littéraires, pour mieux célébrer Polia, ce rêve d’une Antiquité retrouvée en ses mythes et figures, comme l’Age d’Or réalisé à Tokyo.

Mais que l’on ne s’y trompe pas. Nicolas Buffe rêve au présent, voire au futur, et ses figures, ses mythes viennent de la BD ou des mangas. Pingouin sur la célèbre boîte Campbell chère à Warhol, Carré-Méduse ou Mikiki de nos en- fances, Triomphe de Priape devenant celui de Bacchus réinterprété en Capitaine Haddock, Vache qui rit, ou Soleil en lapin playboy de Tex Avery, sans oublier ce Char du Triomphe habité de bien curieuses créatures. Bref, le vrai songe est celui de l’inventivité de la ligne et de toutes les mutations graphiques en un mé- tissage généralisé des cultures, comme ce chat « mangatisé» de Chesharo, ou les folles machines d’Ex Machina.

Aussi est-ce bien la métamorphose en tous ses états, celle d’Ovide bien sûr, qui sert de fil conducteur à son exposition actuelle à la Galerie Schirman & de Beaucé : Les mutations merveilleuses de divers trucs, traduction ironique des mutatione maravigliosa di diverse cose d’Ovide. Mais cette référence est l’objet de transformateurs multiples, où l’Actéon de Lodovico Dolce dialogue avec Les songes drolatiques de Pantagruel, et toute l’inspiration machinique des robots en un véritable univers de zombies… Bref, le véritable triomphe de Protée, sous la forme d’une bulle protéiforme, lui, ce vieux Dieu de la mer d’Homère, gardien des phoques, qui se change en dragon, panthère ou porc géant, comme les ava- tars des jeux vidéos contemporains.

Vous entrez donc dans la galerie, et vous vous trouvez d’abord face à Pul- cino, qui a retrouvé sa bascule, après avoir eu un merveilleux socle orné, lors du Parcours Saint Germain 2009. Un éléphant donc, avec son obélisque sur le dos, frère ironique de celui du Bernin installé à Rome depuis 1667. Comme un rocking- chair, l’énorme pachyderme, vous sourit de ses grands yeux blancs et de ses petites oreilles d’ange dressées. On pensera au Babar de l’enfance, ou à Ganesh, fils de Shiva, ce dieu indien de la sagesse et de la fortune, comme le hsiang chinois, homophone de bonheur. Mais tout bonheur n’est-il pas éphé- mère, comme cette œuvre murale qui vous fait face, et qui est vouée à une disparition lente. Détournant un rituel tout asiatique, les cendres blanches de la craie seront recueillies dans un reliquaire orné, forme sculptée d’un sacré perdu, devenu art.

L’éphémère donc, celui qui hante de nombreuses oeuvres contemporaines, virtuelles ou non, qui cherchent toutes à capter le temps dans le flux du monde. Comme s’il fallait saisir la modulation du temps, son passage infinitésimal entre apparition et disparition, dans un acte d’effacement progressif et imperceptible, réalisé ici lors d’une performance. Nicolas Buffe aime les oeuvres éphémères, comme celles qu’il a réalisées au Japon dans cet Age d’Or progressivement effacé. Or l’éphémère, et l’adhésion à l’éphémère – le mûjo et la beauté fragile des choses, le mono no aware – sont précisément des valeurs japonaises. Toutes celles que l’on retrouve dans Tokyo, dans sa culture des flux et son maniérisme fluide. Entre jeu et mélancolie légère, Nicolas Buffe nous livre sa conception de l’éphémère: une stylistique et une topologie de la ligne en arabesques, courbes et autres entrelacs, qui traversent les pratiques artistiques et architecturales, dans un passage et une disparition permanente des flux subtils du dessin. Car il faut « avoir l’esprit de la vague », comme on dit encore au Japon.

Vous descendez par un escalier en colimaçon et là, vous êtes à nouveau porté par l’esprit de la vague. Elle tourne, comme la roue de la fortune, sous la forme d’un phénakistiscope, cet ancêtre du cinéma, où l’on voit défiler des ima- ges animées. Elle flâne parmi les dessins et triomphes sur papier accrochés au mur, et dans la salle du fond, elle s’attarde face à un coffre mystérieux, entière- ment orné de l’extérieur. C’est la boîte de Pandore, un autre mythe réinventé. Or Pandore, qui fut l’objet des dons divins (pan tout, doron don) symbolise tous les maux liés au féminin Epiméthée ouvrit la boîte, et la souffrance, la vieillesse, la maladie et la folie en sortirent. Bref, Pandore figure le côté destructeur du sexe féminin. Ici, la boîte livre son secret tout érotique : des shunga, ces gravures érotiques japonaises, plus souvent réalistes et crues, qu’un Hokusai n’ignora pas, et qui renvoient à l’imaginaire de la copulation cosmique et incestueuse, mythe d’origine du Japon .

A l’époque de la mondialisation des flux, Nicolas Buffe réinvente sa traversée du réel, dans les immenses enveloppes des choses, ces masques, doubles et travestis, qui n’en finissent pas de se mêler et de s’enlacer. Mais élever le dessin à la puissance ornementale d’un œil ouvert sur le monde, se solde par un paradoxe évident. Tout est léger et inframince comme une architecture de l’éphémère. Mais tout est aussi précis, et vampirise les mythes en les actualisant dans l’ultra-moderne. Entre forme et informe, plan et chaos, passé et futur, le dessin sur fond noir-couleur et fondement, circule avec une liberté fantasque et une ironie étonnantes.

Alors, un mythe ultime, à détourner bien sûr. On raconte que la lune est un miroir de tous les êtres, au point de se mirer dans chaque goutte d’eau devenue monde. Car elle est changeante, impermanente, toujours éphémère. Faire rêver et re-rêver à toutes les apparitions, disparitions et mutations, à tous les Nemo, ces voyageurs qui ne sont personne : telle est la force toute nietzschéenne de l’œil ornemental de Nicolas Buffe, qui magnifie le réel, fût-il le plus insignifiant, de ses énergies, de ses rythmes et de ses parures«Aventure de lignes», aurait dit Michaux. Car: « mon plaisir était de faire venir, de faire apparaître, puis faire disparaître».2

_1 C.f. notre livre: Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident, Galilée, 2008, « Le Cogito ornemental du maniérisme ».
2 H. Michaux, Première version inédite d’«Emergences-Résurgences, Œuvres complètes», Edition établie par Raymond Bellour, Pléiade, tome 3, p .670, Gallimard 2004.

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Le Songe de Nicolas Buffe

Thomas Golsenne

2007

Texte tiré du catalogue édité par les éditions Ereme à l’occasion de l’expositon personnelle Hypnerotomachies à Galerie Schirman & de Beaucé en 2007.

Ses admirateurs apprécient la virtuosité, la gaieté, la fantaisie de ses compositions. Ses détracteurs lui reprochent son goût pour le décoratif, un dessin trop virtuose, ses références à l’histoire de l’art ou à la culture populaire d’aujourd’hui, son manque de sobriété et de profondeur. Nicolas Buffe joue un jeu risqué dans l’art d’aujourd’hui : celui de plaire à un large public. La virtuosité, l’imagination et le plaisir – qualités propres à l’art de Buffe – ne sont plus tellement les valeurs primordiales qu’on enseigne dans les écoles d’art, qu’on lit chez les critiques ; ce sont des valeurs associées à un sous-goût « bourgeois », à un art « kitsch ». Or depuis Clement Greenberg dans les années 50, on sait que l’art d’avant-garde ne fait pas bon ménage avec le kitsch. Du moins « faisait » ; car la réaction des artistes face à une approche trop épurée, trop idéaliste de l’art ne s’est pas fait attendre. Mais il a fallu une impulsion extérieure : cela a été la peinture des rues, d’un côté, les bandes dessinées et les dessins animés de l’autre, qui ont produit le pop’art et ses dérivés postmodernistes. Il est clair que le travail de Nicolas Buffe fait partie de ces derniers. Un de ses grands modèles contemporains revendiqué est Wim Delvoye. Un des dessins de l’exposition montre un pingouin trônant sur une Boîte Campbell warholienne. Son utilisation experte du dessin – symbole de l’art académique – ses références à la culture classique, rappellent aussi le travail d’Ernest Pignon-Ernest. Son répertoire de figures issues de la culture pour la jeunesse : Walt Disney, Tex Avery, mangas, jeux vidéos, montre une volonté de maintenir une certaine « naïveté » du regard face au monde contemporain, et surtout face au monde de l’art savant. Nicolas Buffe a choisi, avec le sourire, le camp du profane. Est-ce à dire que son travail manque de profondeur et n’a d’intérêt qu’un formalisme outrancier ? Que, faute de regard « adulte » sur le monde, Nicolas Buffe n’a rien de sérieux à exprimer dans son oeuvre ? Celle-ci serait-elle simplement un agréable et comique passe-temps pour lui, un bel objet de décoration pour son public ? Aux yeux d’une certaine morale esthétique, celle qui confond sobriété formelle et profondeur du sens, le travail de Nicolas Buffe apparaît justement d’autant plus « immoral » qu’il manifeste sans ambages son ornementalité. Ses compositions se présentent généralement comme des « cartouches », ces motifs d’encadrement qui se sont développés à partir de la Renaissance et qui le plus souvent entouraient une devise, une allégorie ou un portrait. Et effectivement au centre de chaque pièce de Buffe se trouve une figure principale qui donne d’ailleurs son titre au tableau. Mais le cadre occupe une telle place dans la composition que la figure centrale semble presque noyée dans la profusion des marges. Le sujet de l’oeuvre ne se limite pas à la figure centrale : le sujet est tout autant dans le centre que dans le contour. Tout se passe donc comme si une pièce de Buffe se composait du tableau et de son cadre. Or, conventionnellement, le cadre vise seulement à mettre en valeur l’oeuvre centrale ; hiérarchiquement inférieur sur le plan du sens, il occupe les marges de l’attention du spectateur, tout entier concentré à admirer la pièce encadrée. Il est symboliquement inutile. Il peut même être nocif, s’il prend sur lui l’attention qui ne lui revient pas de droit. Kant dénonçait ainsi l’usage excessif des corniches dorées, qui nuisent à la correcte appréciation du tableau. Il reprenait de la sorte la vieille condamnation de l’idole dorée, du Veau d’or : brillante à l’extérieur, donnant tous les signes visibles de ce qui a du prix, l’idole est creuse, morte. L’ornement servait à l’idolâtrie ; il fut condamné par l’esthétique chrétienne, puis classique, puis moderniste, comme instrument d’illusion. Quand, à l’aube du XXe siècle, Adolf Loos lançait son fameux cri : « L’ornement est un crime ! », lui aussi héritait de ces siècles de critique morale de l’ornement. Et il affirmait, a contrario, le rapport nécessaire de l’oeuvre d’art et de la Vérité. Le modernisme, qui rejetait si fort la mimesis, principe qui avait guidé l’esthétique occidentale pendant quatre siècles, la portait en horreur car elle assimilait encore trop l’oeuvre d’art à une illusion trompeuse. De ce point de vue, on peut comprendre comment les avant gardes ont cherché à la fois à se débarrasser de tout geste mimétique et ont repoussé l’ornement comme leur pire ennemi : dans leur quête de la Vérité, elles percevaient l’ornement et la mimesis comme les deux formes du Mensonge artistique. L’art de Nicolas Buffe conjugue avec insouciance ces deux « défauts ». Ses images ne sont que des variations ornementales sur des thèmes apparemment pauvres de sens ; et son talent consiste à cueillir et à reproduire des motifs, des figures, des objets déjà donnés, dans le répertoire formel de la Renaissance, du XVIIe siècle, du dessin animé, de la bande dessinée ou du jeu vidéo. Talent de bricoleur, non de créateur. Talent d’artisan et de décorateur, non d’artiste. Talent d’imitateur, non d’inventeur. Certes, Nicolas Buffe est un bricoleur, un artisan, un imitateur, un décorateur. Mais ces termes ne sont péjoratifs que si l’on tient à l’image de l’artiste ami de la Vérité et de la morale, si l’on se fait de l’art une idée religieuse. Or il n’est d’art valable, disait Nietzsche, que celui qui porte le faux à sa plus grande puissance : non pas par amour du Mal (qui est encore une idée morale), mais par affirmation de notre besoin d’illusion pour vivre, pour connaître et pour inventer. Car la connaissance, selon Nietzsche, a besoin de l’illusion pour avancer : elle a besoin de croire qu’il y a dans le monde des phénomènes stables et ressemblants, qu’on peut comparer et donc analyser ; et cela c’est une illusion, puisque tout dans le monde change et se transforme : tout est devenir. Là où la morale chrétienne, la philosophie classique et l’esthétique moderniste prônent l’être, la stabilité et la Vérité, c’est-à-dire font référence à une idée de la Nature comme perfection incréée, le philosophe nietzschéen et l’artiste faussaire affirment que tout est artifice, tout est Culture, tout est créé. Rajoutons le bricoleur, l’artisan, l’imitateur et le décorateur. Car le bricoleur ne crée pas, mais réemploie des pièces qu’il a trouvées pour les recomposer en de nouveaux assemblages 1. L’artisan n’invente pas ex nihilo ses pièces, il part toujours d’une tradition d’atelier, il inscrit ses pièces dans une série de variations sur un modèle déjà fait. L’imitateur ne crée pas, comme Dieu seul le peut, des êtres entièrement nouveaux : il choisit le meilleur de ce qui existe déjà. Le décorateur ne prétend pas, comme l’Artiste (comme Cézanne en l’occurrence), « devoir la vérité » au spectateur, mais augmenter son sentiment de puissance, c’est-à-dire son amour de la vie. On comprend par là l’importance de la machine chez Buffe ; présente un peu partout sous forme d’engrenages, de robots, elle est explicite sous la forme du pantin (Pinocchio, ill. p.18) et dans le titre de Ex machina (ci contre et .19), grande composition d’engrenages faite pour le Musée des Arts et Métiers, en hommage aux machines qui sont honorées en ce lieu. C’est la machine du bricoleur, bien sûr, et de l’artiste du XXIe siècle. Mais aussi une métaphore classique de la peinture. Roger de Piles, en 1673, commentait ainsi l’expression « machine du tableau » : « Une machine est un juste assemblage de plusieurs pièces pour produire un même effet. Et la disposition dans un tableau n’est autre chose qu’un assemblage de plusieurs parties dont on doit prévoir l’accord et la justesse pour produire un bel effet ». La machine est enfin, sous son avatar masculin, le « machin » qui fonctionne mais dont le mécanisme reste caché. Et là aussi, cet effet avait son pendant dans l’esthétique classique : la grâce, nom donné dès la Renaissance au plus grand artifice possible, celui de cacher l’art ; qualité que Kleist plus tard attribuera aux marionnettes, comme Pinocchio – d’autant plus gracieuses qu’elles sont mécaniques. Nicolas Buffe, artiste mécanicien. Mais aussi héritier de la Renaissance, dont on connaît le goût pour les machines délirantes. Ce rapprochement n’est pas fortuit. Buffe est allé chercher à la Renaissance cet artificialisme, ce goût pour l’ornementalité qui servent d’assises, à la fois théorique et formelle, à son art. Pendant la Renaissance en effet, avant que la Réforme protestante et la Contre-Réforme catholique n’imposent leurs principes castrateurs et naturalistes aux artistes, on osait l’ornement et l’artifice sans fausse honte. C’est que l’on pensait alors toute création, même divine, en termes d’ornement : le monde, disait-on, est l’ornement de Dieu, kosmos. On ne pensait pas le tableau sans le lieu qu’il ornait, la fresque sans le mur qu’elle décorait : la voûte de la Chapelle sixtine était considérée comme le plus bel ornement du Vatican, voire de l’Italie. C’est que l’ornement avait l’insigne tâche de manifester une puissance. Plus la Renaissance avança, plus l’ornementation s’enrichit, par un effet de surenchère entre commanditaires et entre artistes. Mais le plus intéressant, c’est que l’ornementation était porteuse de nouveauté : alors que le centre de l’oeuvre était généralement occupée par une figure (religieuse le plus souvent) imposée par le commanditaire, la périphérie ornementale était laissée à la discrétion de l’artiste, du moment que son mécène en avait pour son argent. L’ornementation était le lieu où l’artiste pouvait laisser libre cours à sa créativité, à son sens de l’expérimentation, à sa curiosité et à son esprit d’invention. C’est ainsi que les formes à l’antique firent leur entrée, dans la peinture de la Renaissance, d’abord par des voies ornementales. L’un des aspects les plus caractéristiques de la peinture de la Renaissance est constitué par des motifs ornementaux à l’antique : les grotesques. Figures hybrides, animales, humaines, végétales, assemblées en d’improbables architectures, les grotesques ont couvert des kilomètres carrés de murs au XVIe et au XVIIe siècle, et remplissent les tableaux de Nicolas Buffe. Ces motifs n’ont pas été inventés par les artistes de la Renaissance, au sens courant : ils ont été inventés au sens archéologique, c’est-à dire découverts dans les sous-sols romains, dans des « grottes » en fait constituées par les pièces enterrées de la Maison dorée de Néron. L’invention ornementale la plus spectaculaire de la Renaissance est donc l’imitation d’une décoration romaine. Mais déjà celle-ci n’est composée que d’assemblages de figures déjà formées : un buste d’homme sur une feuille d’acanthe, une tête de bouc sur un corps humain, une sirène ou une harpie. Les grotesques relèvent donc d’une sorte de bricolage à l’antique. Un contemporain de Néron, Vitruve, ennemi de l’empereur et partisan d’une esthétique de la sobriété, voyait dans ces motifs à la mode le modèle de la mauvaise composition architecturale : On ne voit plus sur les murs que des monstres au lieu de ces représentations naturelles et vraies ; à la place des colonnes on met des roseaux ; les frontons sont remplacés par des espèces de harpons et coquilles striées avec des feuillages frisés et des volutes légères. On fait des candélabres soutenant de petits édifices du haut desquels s’élèvent, comme s’ils y avaient pris racine, de jeunes tiges à volutes portant sans raison de petites figures assises. On voit encore des tiges terminées par des fleurs d’où sortent des demi-figures, les unes avec des visages d’hommes, d’autres avec des têtes d’animaux. Or, ce sont là des choses qui n’existent pas, ne peuvent exister et n’existeront jamais. Mais ces nouveautés ont tellement prévalu que, par la passivité du jugement, les arts dépérissent. A la vue de ces faussetés, il n’y a pas un mot de blâme; on s’en amuse sans prendre garde si ce sont là des choses possibles ou non… Mais à la Renaissance, on interprétait les grotesques comme la manifestation éclatante de la « licence » de l’artiste, et on les revendiquait comme modèle positif de composition. C’est ainsi que Daniele Barbaro, dans le commentaire à sa traduction du texte de Vitruve (1556) se permettait d’écrire que les grotesques sont des « songes de peinture » : l’imagination, dans le rêve, forme des créatures similaires et de la même façon. Mais le meilleur éloge des grotesques n’est pas italien : c’est celui de Montaigne qui, dans un passage que Nicolas Buffe connaît bien, compare ses propres Essais à ces « peintures fantasques, n’ayant grâce qu’en la variété et étrangeté. Que sont-ce ici [dans ce livre] aussi, à la vérité, que grotesques et corps monstrueux, rapiécés de divers membres, sans certaine figure, n’ayant ordre, suite ni proportion que fortuite ? » (I, XXVIII). Cette comparaison vient à propos pour deux raisons principales. D’abord elle rend compte de l’usage intensif que Montaigne fait de la citation – texte trouvé, détaché et rattaché : Montaigne mesure son talent non pas à l’originalité de ses idées, mais à celle de ses citations ; il bricole, lui aussi, avec des textes. Ensuite elle témoigne de la structure même des Essais : un vaste ensemble ornemental destiné à encadrer l’hommage à l’ami disparu, La Boétie – hommage qui ne sera jamais publié. Louis Marin disait que les Essais sont comme un cadre vide, un ornement devenu lui-même l’oeuvre principale. L’invention artistique, à la Renaissance, est comme l’invention technique, la reproduction d’une observation, d’un motif, que la chance ou le hasard placent sous les yeux de l’inventeur. Ainsi a été découvert le chapiteau corinthien, selon une légende déjà rapportée par Vitruve : sur la tombe d’une jeune fille, sa nourrice avait posé une corbeille remplie des vases qu’elle affectionnait ; la corbeille était posée sur une racine d’acanthe qui, en poussant, la contourna en volutes. L’architecte Callimaque, qui passait par là, admira la belle rencontre du panier et de l’acanthe et en fit l’ornement principal des chapiteaux des colonnes de sa ville, Corinthe. Ainsi le plus grand inventeur de la Renaissance, Léonard de Vinci, se disait-il stimulé par l’observation des nuages ou des taches sur les murs, desquels se détachent par hasard des formes remarquables. C’est le hasard, le devenir, ou plutôt, comme on disait à l’époque, l’aveugle Fortune, qui guide le monde de la Renaissance. La beauté est rare dans la nature : elle résulte du hasard d’un rapport harmonieux entre deux corps. Il faut savoir la trouver, s’en donner l’occasion par une observation attentive et non dirigée ; être capable de la reproduire. Une oeuvre d’art de la Renaissance est toujours un corps composite, et le talent de l’artiste se mesure à sa science de la composition : assembler des fragments qui conviennent entre eux, établir des rapports entre des parties toujours plus nombreuses, toujours plus disparates. Le grand artiste n’est pas celui qui possède la plus fertile imagination, mais celui qui sait trouver des rapports de convenance inédits. A cet exercice, Nicolas Buffe est en voie de passer maître. Sa culture éclectique lui permet de combiner avec une apparente facilité les figures qu’il puise autour de lui ou dans ses souvenirs de jeunesse. Son art est une vaste combinatoire qui associe la « grande » culture de la Renaissance et la « sous » culture contemporaine. Quelques exemples : les sept planètes essentielles au savoir astrologique ancien combinées aux sept nains de Blanche-Neige (ill. p. 29). Entrons dans le détail : la figure du Soleil (ill. p. 29) (Joyeux) est réinterprétée comme un homme vitruvien à la Léonard de Vinci. Au-dessus de Jupiter (ill. p. 29) (Prof), un buste d’un homme habillé à la mode de François 1er porte des ailes d’ange ou de Victoire et des bras de robot ; en dessous de lui, à gauche, une autre figure d’ange porte une tête de Scoubidou. Saturne (ill. p. 29) (Timide) est une sorte de vase au milieu d’une table à laquelle un Droopy, le chien mélancolique, au corps d’homme, se tient et porte un toast ; plus loin, à droite et à gauche, un Dumbo au corps féminin et un Kaliméro guerrier forment des figures d’encadrement complémentaires, à la manière du Jour et de la Nuit de Michel-Ange. Dans Fulguroccasio, une pièce de 2005, la figure principale est le sex symbol de Tex Avery, affublée d’oreilles de lapin à la Playboy, et de la mèche de cheveux de l’allégorie antique de l’Occasion – qu’on saisit par les cheveux pendant qu’elle passe – et qui est véritablement emblématique de la démarche de Buffe : son travail, facilité par une insatiable curiosité, est de susciter et de multiplier les occasions d’extraire des motifs, de produire des trouvailles dans les associations entre les figures. Certaines figures sont plus difficiles à identifier. Je reconnais par exemple le Coyote de Tex Avery, la princesse Lamu du manga éponyme, Yoda, le maître jedi de la Guerre des Etoiles, Obélix et Panoramix, Oui-Oui le pantin, Peggy la cochonne, la Schtroumpfette, Astro le petit robot etc. Tout ce qu’un enfant de la génération de Buffe pouvait voir à la télévision ou au cinéma, lire dans les magazines et les bandes dessinées, nourrit son imagination et ses dessins. On pourrait ainsi établir – mais ce serait fastidieux – tout le répertoire iconographique des citations de Buffe. J’imagine en souriant par avance les historiens de l’art du futur qui chercheront avec tout leur sérieux universitaire à identifier ces innombrables figures en fouillant dans les vieux enregistrements de Récré A2, les antiques consoles de jeu Sega ou Nintendo ou les jouets Mattel, comme aujourd’hui ils fouillent dans les bibliothèques à la recherche d’incunables décorés d’images. Mieux vaut pour l’instant apprécier la référence à la Renaissance, aux grotesques, dans le travail de Nicolas Buffe, comme une justification historique de sa démarche. A la Renaissance, comme chez Buffe, on cite, on reprend, on imite, on mélange, on compose, sans se soucier de l’excès, de la pureté, de la simplicité. La démarche de Buffe est donc plus sérieuse qu’elle n’en a l’air ; mais elle relève du « jeu sérieux », si prisé à la Renaissance, qui conjugue l’invention, le plaisir et la connaissance. On a un peu perdu ce sens de la devinette allégorique, de la petite expérience métaphorique, du casse-tête tropologique par lesquels les lettrés de la Renaissance enseignaient des vérités difficiles d’accès. Un théologien mathématicien du XVe siècle, Nicolas de Cues, comparait ainsi le mystère divin à la toupie tournante : Dieu est au-delà des opposés logiques, il conjugue l’immobilité (l’axe de rotation) et le mouvement (le corps de la toupie). Nicolas de Cues avait ainsi inventé une doctrine, la « docte ignorance », une forme de sagesse négative consistant à comprendre que Dieu ne résidait pas dans le savoir humain. Et il avait aussi inventé un personnage théorique, le « profane », un simple fabricant de cuiller en bois, un artisan donc, qui par son savoir naïf était plus rapide que le plus savant des docteurs de la Sorbonne à accéder à la docte ignorance. Ses positions inspirèrent aussi bien l’Eloge de la folie d’Erasme que les romans « grotesques » de Rabelais. En Italie, elles n’étaient pas très éloignées de la pensée du philosophe prodige Pic de la Mirandole, qui théorisait, à la cour de Laurent le Magnifique, la conjonction des opposés et cherchait à conjuguer tous les domaines du savoir humain, de la théologie chrétienne à la philosophie grecque, en passant par la magie égyptienne, la kabbale juive et la science arabe. A cette littérature éclectique et joyeuse, on doit ajouter un roman devenu mythique, celui-là même que Buffe a choisi d’illustrer dans l’exposition: l’Hypnerotomachia Poliphili, le Songe de Poliphile. Tous les plaisirs de l’éclectisme, de l’invention de sources disparates, de jeux intellectuels, des devinettes et des images mystérieuses sont réunis dans ce livre lui-même mystérieux. Pour commencer il n’a pas d’auteur reconnu : il a été publié anonymement, en 1499, à Venise, aux presses du déjà célèbre Alde Manuce, le plus grand imprimeur de l’époque. Il réalisa dans cet ouvrage un véritable chef d’oeuvre, tant dans la mise en page, dans le choix des caractères d’imprimerie, à la romaine, dans les initiales ornées, la plupart du temps d’entrelacs labyrinthiques, figures du mystère, que dans la qualité et le nombre des gravures sur bois. Plus que des illustrations du texte, celles-ci font partie du livre, et elles seront toujours reprises dans les éditions postérieures. Un livre aussi riche, aussi érudit, aussi bien conçu devait forcément émaner d’un grand esprit du temps, et on l’a attribué parfois à Pic de la Mirandole, à l’architecte humaniste Leon Battista Alberti, à Laurent le Magnifique. Mais un nom a fini par s’imposer, sans pour autant désépaissir le mystère : celui de Francesco Colonna. En effet, les initiales ornées de chaque tête de chapitre forment un acrostiche en latin qui dit ceci : Poliam frater Franciscus Columna peramavit, « le frère Francesco Colonna aima passionnément Polia », qui est l’héroïne du roman. Poliphile, « celui qui aime Polia », ne serait donc qu’un pseudonyme de Francesco Colonna : mais celui-ci n’est-il pas un autre pseudonyme ? On a bien identifié deux individus de ce nom, vivant à cette époque : un architecte romain, seigneur de Palestrina, et un moine vénitien, dominicain à Venise et mourut en 1527, et qui sont peut-être la même personne. Cependant, la préface de l’ayant-droit, Lorenzo Grasso, qui introduit le livre, le déclare « orphelin » quand il est publié en 1499. Le mystère de l’auteur du Poliphile reste donc entier. Il est à l’image de tout le livre. Comme tous les écrits mystiques, sur lesquels les commentaires sont infinis, le Poliphile fonctionne de telle sorte que le secret qui entoure l’auteur lui confère une aura de sacralité. Francesco Colonna est de la famille de Homère, de Moïse, de saint Matthieu : figure mi-historique, mi-légendaire, il sert de prête nom pour une oeuvre collective, composée de fragments de textes, d’idées, d’images, de sources. Il faut moins concevoir Le songe de Poliphile comme le roman d’un auteur que comme une fable encyclopédique, un montage bien composé du savoir hétérogène du XVe siècle italien. Le roman donne ainsi à voir entre autres « pyramides, obélisques, grandes ruines d’édifices, (…) un grand cheval, un éléphant de merveilleuse grandeur, un colosse et une porte magnifique, (…) la diversité des pierres précieuses avec leurs vertus naturelles, le passetemps d’une danse et conséquemment, figure trois jardins dont l’un est de verre, l’autre de soie et le tiers fait en labyrinthe circui d’un péristyle (…), quatre triomphes du grand Jupiter (…) ». Cette énumération, située au début du livre en matière de résumé (et qui est bien plus longue), montre bien que la diversité des sujets traités dans le livre est déjà étonnante pour le lecteur de l’époque. A quoi il faut ajouter la variété des sources littéraires utilisées : sources classiques antiques (Platon, Pline l’Ancien, Vitruve, Ovide, Virgile etc.), médiévales (le Roman de la rose, Dante, Pétrarque) ou contemporaines (le De re aedificatoria d’Alberti, le Traité d’architecture d’Antonio Filarete) ; mais aussi sources plus ésotériques, comme L’âne d’or d’Apulée, traité romain de magie, ou le De hieroglyphica d’Horapollon, compilation tardive sur l’écriture divine des Egyptiens, qui venait d’être redécouverte. Poliphile rêve ainsi une Antiquité vivante et mystérieuse, peuplée de nymphes, de sylvains et d’édifices somptueux, où les dieux agissent vraiment et où on leur fait de véritables sacrifices, décrits par le menu comme dans un livre d’ethnographie antique. Polia, la nymphe aimée de Poliphile, qui lui fait traverser une série d’épreuves pour tester son amour, balance dans son coeur avec ces merveilles architecturales d’une Antiquité rêvée qu’il décrit avec l’enthousiasme d’un enfant au pays des merveilles. C’est que Polia n’est autre qu’une métaphore de l’Antiquité elle-même. L’Antiquité est désirable comme une femme : idée qu’on retrouvera dans la Gradiva de Jensen, qui est un autre rêve. Mais au lieu de porter l’accent sur le manque qui fait désirer, le Songe insiste sur la description de l’objet du désir – une description qui le justifie et le propage. Ce travail, de passage de l’écrit à l’image, est la clef du désir qui circule dans le Songe de Poliphile. Le texte est tout entier tourné vers l’image, car ce n’est qu’en devenant une image que l’Antiquité peut susciter le désir. Or l’Antiquité de Poliphile a tout pour exciter l’imagination de l’homme du XVIe siècle. Car le narrateur multiplie les images de l’Antiquité : longues descriptions des édifices et des monuments avec un langage d’architecte, comparaisons avec des édifices réels qui peuvent éveiller la mémoire du lecteur, utilisation de nombreuses gravures à l’intérieur du texte, qui le plus souvent montrent le monument décrit. C’est ainsi que l’auteur décrira longuement la citerne qui se trouve au centre du temple de Vénus Physizoé (« la vie de nature ») : à l’extérieur sont figurées en demi-bosse une danse de nymphes ; au sommet, une tête de Méduse à la bouche ouverte ; puis, dedans, d’étranges figurines que la gravure adjacente nous permet de nommer des grotesques (ill. ci-contre) : (…) quatre pucelles monstrueuses, les cheveux liées à l’entour du front. Et du nombril en bas, en lieu de cuisses, étaient départies en deux rameaux de feuillage de branque-ursine, tournées en rond devers leurs flancs où elles les empoignaient des deux mains. Leurs ailes de harpies étendues vers une chaînette attachée en leurs épaules, au lieu où les feuillages se rencontraient. Entre deux pucelles, était par-derrière attaché un crochet, les feuillages liés l’un à l’autre. Au-dessus du lien, sortaient aucuns épis demi-crûs, puis au-dessous, trois petites feuilles. Par ce moyen, il y avait quatre liens et quatre crochets, desquels pendaient quatre chaînes où tenait une lampe merveilleuse dont la platine avait une aune de rondeur, autour de laquelle étaient les pucelles déclinantes en feuillage. » Ainsi, avant même que les grotesques ne soient inventés dans les grottes de la Maison dorée, l’imagination de Poliphile – c’est-à-dire sa faculté à produire des images – les invente et les décrit, comme des objets trouvés et morcellés. Le visiteur de l’exposition de Buffe retrouvera cette « pucelle monstrueuse » (ill. p. 37), ce grotesque des origines, cette signature de l’art combinatoire. Un autre exemple de l’imagination anticipatrice de Poliphile excitera tous les esprits du XVIe siècle, et celui de Nicolas Buffe (entre autres) : son usage des hiéroglyphes. Poliphile ignorait le véritable langage de l’Egypte pharaonique; cependant il en avait compris le principe : former des phrases par des images. Prenons par exemple le décor hiéroglyphique que Poliphile voit sur le pont qui le conduira, au début du récit, au royaume d’Eleuthérilide (ill. ci-contre) : (…) un cabasset antique, crêté de la tête d’un chien, une tête de boeuf, sèche et dénuée, avec deux rameaux à menu feuillages attachés aux cornes de celle tête, puis une lampe faite à la mode antique. Lesquels hiéroglyphes j’interprétai en cette sorte, excepté les rameaux, car je ne savais s’ils étaient de pin, sapin, genévrier, cyprès, larice ou sabinier. Patientia est ornamentum, custodia et protectio vitae. C’est-à-dire, “Patience est l’ornement, garde et protection de la vie”. Il faut une certaine habitude de ce code symbolique (Poliphile lui-même à ce stade du récit ne le maîtrise pas complètement) pour comprendre que le bucrane signifie la patience, les rameaux l’ornement, le casque protection, le chien garde et la lampe la vie. L’autre hiéroglyphe est plus connu : (…) un cercle et un ancre, sur la stangue duquel s’était entortillé un dauphin et je les interprétai pareillement en cette manière : Semper festina tarde. C’est-àdire, “Toujours hâte-toi par loisir”. Où le cercle signifie « toujours », le dauphin « hâte-toi », l’ancre « à loisir » ou plutôt « lentement ». Plus connu sous la forme Festina lente, cette devise, attribuée à Auguste, et le motif du dauphin autour de l’ancre, seront commentés par Erasme et Rabelais, et servaient de marque d’imprimerie à Alde Manuce. Ainsi la fortune du livre et celle de son imprimeur se renforçaient mutuellement, à travers un motif oxymorique, un composé d’image et de texte. Poussant jusqu’au bout la logique du Songe de Poliphile, Nicolas Buffe en propose une interprétation entièrement graphique, en suivant le fil du récit. Comme si le visiteur de l’exposition se retrouvait à la place du narrateur lui-même, découvrant, en quatre étapes qui structurent le premier livre, les merveilles antiques qui décorent le récit. Grâce à son propre répertoire de motifs, Buffe transforme ainsi le chemin amoureux de Poliphile, semé d’embûches et d’épreuves, en « jeu de plateaux » comme La légende de Zélda, un ancien hit sur la console Nintendo. Certains de ses dessins reprennent explicitement les gravures de l’édition française de 1546 du Songe, en leur donnant un sens nouveau. Ainsi le Triomphe de Priape devient un triomphe de Bacchus (ill. p. 36), sous la figure du capitaine Haddock, élevé à la dignité de Dieu du vin. Cupidon sous son dais prend l’apparence du Petit Prince de Saint-Exupéry (ill. p. 34) ; quant à Léda, héroïne du second triomphe de Jupiter dans le livre, elle est transformée en Betty Boop (ill. pp. 2-3) ; les éléphants d’Hannibal qui traînent son char, dans la gravure originelle, prennent la forme plus moderne de Dumbo, l’éléphant volant de Walt Disney, précédé d’un loup de Tex Avery habillé en Don Quichotte. Jeu facile d’adaptation parodique d’une composition préexistante ? Dans ce cas, le graveur de l’édition française du XVIe siècle pouvait être accusé de la même facilité : non seulement ses gravures reprennent, en les ornementalisant, les gravures de l’édition italienne de 1499 ; il emprunte en outre certaines compositions ou figures connues, comme sa Léda, visiblement copiée sur le modèle de Michel-Ange. Buffe se situe ainsi, clairement, dans la lignée du maniérisme, un style où invention et imitation vont de pair, où l’éclectisme des références et la variété des figures prennent l’ascendant sur la nouveauté des structures. Il fait partie de la famille des Rosso, des Salviati, des Rabelais et des Montaigne, qui avaient tous en commun le goût du jeu, le talent de la citation, la virtuosité du pastiche et la croyance en l’artificialité de la vie. Mais Buffe ne se contente pas de faire dialoguer le maniérisme et le postmodernisme, le livre d’art de la Renaissance et le jeu vidéo. Les quatre parties de l’exposition, Aurore, Le choix, L’initiation et Cythère sont à la fois quatre moments et quatre lieux, quatre ambiances différentes qui transforment l’atelier construit par Zielenski et occupé autrefois par Hans Hartung, en parcours postmoderniste. Comme souvent, ses pièces sont faites sur mesure pour un espace, comme pour le décorer. Ce fut le cas pour l’immense Mikiki de l’exposition de la jeune création à la Bellevilloise en 2006 ou pour l’Arc de Gaillon dans la cour Napoléon de l’Ecole des beaux-arts de Paris, la même année (ill. p. 4), à l’emplacement même où le véritable arc de Gaillon était installé, au XIXe siècle. Le vase Chesharo (du nom du chat du Cheshire japonisé, c’est-à-dire transformé en figures inspirées du manga Mon voisin Totoro), qui figure à l’exposition (ill. pp. 14, 47), est un autre exemple : sur une structure donnée, un modèle canonique de vase fourni par les manufacturiers du Craft de Limoges, Buffe applique ses motifs et ses entrelacs sans rien modifier à la forme de départ (sauf le couvercle). Mais la puissance ornementale qui anime ses dessins les fait excéder leur fonction décorative : sans sortir de leur logement, ils le mettent moins en valeur que celui-ci ne se met à leur servir de cadre. Dans l’exposition, le noir et blanc des dessins de Buffe s’intègre parfaitement dans l’espace dénué de couleurs de l’architecte moderniste, mais y produisent un décalage humoristique. Les lignes orthogonales qui construisent l’atelier sont ainsi opposées aux volutes, rinceaux et autres entrelacs organiques qui peuplent les dessins de Buffe. Sans doute que l’auteur du Songe de Poliphile n’aurait pas désavoué l’hommage de Nicolas Buffe, lui qui de la dépense d’ornement faisait une exigence esthétique et morale : C’est le vrai art qui découvre et argue notre ignorance présomptueuse ou notre détestable présomption, laquelle est une erreur publique et dommageable. C’est la claire lumière qui nous ravit doucement à sa contemplation pour enluminer nos ténèbres, car aucun ne demeure aveugle les yeux ouverts, sinon ceux qui la fuient et refusent. C’est celle qui accuse la maudite avarice, détruisant toute vertu, voire qui va rongeant sans cesse le coeur de celui qu’elle possède et détient captif (…); même que, par le présent siècle, chacun la tient pour son idole, lui faisant honneurs et sacrifices : [ce] qui est chose indigne, mauvaise et grandement pernicieuse. Ô dangereuse et mortelle poison, tu rends misérable celui qui est atteint de toi. Combien d’oeuvres magnifiques sont par toi péries et supprimées.

Notes

1. Rappelons que, dans La pensée sauvage, Lévi-Strauss fait du bricolage une métaphore de la pensée « première », une pensée qui ne part pas du projet pour aboutir aux outils et aux matériaux, comme chez l’ingénieur, mais des instruments à disposition, qui peuvent servir au besoin dans de multiples occasions et pour remplir de multiples fonctions. Rappelons aussi qu’il faisait de l’artiste un mixte de bricoleur et de savant, qui produit des « modèles réduits » à travers lesquels il expérimente et il connaît les choses. 2. Nous nous servons de la réédition de cette traduction: Francesco Colonna, Le Songe de Poliphile, traduction de Jean Martin, édition critique de Gilles Polizzi, Paris, Imprimerie Nationale, 1994

Textes introductifs aux quatre parties de l’exposition Hypnerotomachies de Nicolas Buffe, galerie Schirman & de Beaucé, septembre octobre 2007

1. Aurore Tourmenté par son amour malheureux pour Polia, Poliphile s’endort et rêve d’une forêt obscure, inquiétante. Il passe un ruisseau et, poussé par un chant mystérieux, arrive à un grand chêne où le sommeil et le rêve le prennent de nouveau. Un loup famélique le pousse à s’enfuir à travers les collines. Il finit par découvrir les premiers édifices merveilleux de ce pays inconnu : une pyramide surmontée d’un obélisque, sur laquelle repose une figure pivotante de la Fortune ; un cheval ailé auquel des enfants s’agrippent maladroitement, symbole de l’Infélicité, dédiée au Temps qui passe ; un autre obélisque sur un éléphant noir. Il pénètre par la porte de la pyramide, ornée d’une tête de Méduse ; à l’intérieur, un dragon l’attend et l’effraie à tel point qu’il court sans réfléchir dans des grottes sombres et labyrinthiques. Alors qu’il se croit perdu, il voit une faible lueur : c’est la sortie.

2. Le choix Aux yeux ébahis de Poliphile s’offre un nouveau paysage, une campagne luxuriante, parsemée de ruines et de monuments antiques. Il découvre bientôt que c’est le royaume de la reine Eleuthérilide (Libre Arbitre). Cinq nymphes (les cinq sens) viennent à sa rencontre, l’emmènent à une fontaine merveilleuse, puis le conduisent au somptueux palais de la reine, décoré des sept planètes, qui lui offre un banquet incroyable. Il lui raconte alors son amour malheureux pour Polia. La reine l’incite à se rendre auprès de sa soeur Télosie (Cause Finale) qui lui révèlera quelle fin est réservée à son amour. Mais pour arriver au royaume de Télosie, dont l’aspect est incertain, Poliphile devra effectuer un choix crucial, entre trois modes d’accès. Trois portes s’offrent en effet à sa vue : la Gloire de Dieu, la Mère de l’Amour et la Gloire du Monde. Poliphile, effrayé par l’aperçu rébarbatif de ce qui l’attend derrière les deux portes latérales, choisit la porte de Vénus ; s’ouvre à lui un paysage charmant. Il est aimablement accueilli par six nymphes au comportement lascif, qui disparaissent aussitôt.

3. L’initiation Bientôt survient une nymphe, plus belle que toutes les autres, portant une torche allumée, qui lui semble une Polia céleste. Celle-ci lui sert de guide à travers le royaume de Vénus ; passant sous une treille de verdure, ils voient venir à leur rencontre une procession triomphale qui représente l’amour de Jupiter pour Europe. Sur le char, un relief montre Mars demandant à Jupiter qui échappe à Cupidon ; pour seule réponse celui-ci tient un panneau sur lequel est inscrit nemo, « personne ». Suivent les triomphes de Jupiter avec Léda, Danaé et Sémélé. Puis Polia montre à son ami les exploits de Cupidon, les amours célèbres de l’Antiquité. Un triomphe de Vertumne et Pomone les introduit au culte priapique, après quoi ils pénètrent dans le temple de Vénus Physizoé, où ils participent à un sacrifice en l’honneur de la déesse de l’amour, en demandant ses grâces. Polia se révèle enfin à Poliphile en éteignant sa torche, signe qu’elle accepte son amour. Une dernière épreuve attend Poliphile : la visite du Poliandron, le temple où les amants malheureux sont enterrés. Edifié, le jeune homme et sa compagne sont prêts à partir pour l’île de Vénus.

4. Cythère Menés par Cupidon et accompagnés de nymphes marines, Polia et Poliphile arrivent à Cythère. Liés aux mains, les amants suivent le cortège de l’Amour aveugle jusqu’à la fontaine de Vénus. Cupidon leur offre une flèche d’or, avec laquelle Poliphile déchire le voile qui cachait Vénus. La déesse apparaît et les unit mystiquement en les transperçant de la flèche dorée. Chassés par le dieu Mars, ils sont menés par les nymphes auprès de la fontaine d’Adonis, où on les incite à raconter l’histoire de leur amour. Polia prend la parole : issue d’une insigne famille de Trévise, elle raconte que pour échapper à la peste, elle s’est vouée au service de Diane la vierge. En conséquence elle refusait toutes les avances de Poliphile, jusqu’à ce que des visions terribles l’avertissent du sort funeste des femmes insensibles à l’amour. Convertie, elle réveille Poliphile qui était tombé dans un coma d’amour par un baiser puis se rend avec lui au temple de Vénus. Poliphile raconte alors que pendant sa « mort », son âme a été introduite auprès de Vénus, qu’il a imploré de le seconder dans son amour ; Cupidon a alors percé l’image de Polia d’une flèche et, au réveil, celle-ci l’aimait effectivement. Mais alors que tout semblait se conclure heureusement, Poliphile se réveille et se rend compte que tout cela n’était qu’un rêve.

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