Un nouvel œil ornemental de l’art

Christine Buci-Glucksmann

2009

Texte écrit à l’occasion de l’exposition personnnelle Mutations merveilleuses de divers trucs à la galerie Schirman & de Beaucé en septembre 2009.

C’est au début du vingtième siècle, dans la Vienne de toutes les modernités, que la question de l’ornement fait l’objet d’une âpre polémique, qui scella bientôt son destin. Est-il un style, comme le veulent Klimt, Riegl, la Sécession et l’Art nouveau ? Ou un crime comme le prétendra A. Loos dans son célèbre pamphlet Ornement et crime, bientôt transformé en « L’ornement est un crime » . L’histoire est désormais entendue. Lascif, trop féminin et trop primitif, l’ornement avec ses arabesques va être exclu de l’art, et d’une modernité puritaine assoiffée de « pureté ». A l’exception de Matisse et de Klee, tous deux amoureux du mode ornemental de l’Islam, cette exclusion traversera tout le siècle.

Mais par un curieux retour du refoulé, la crise du modernisme et le développement du virtuel en art et architecture, s’accompagneront d’un véritable retour de l’ornement. Mais un ornement second, détourné, transgressé, objet de toutes les hybridations et mutations impures et risquées. Et c’est bien ce risque d’une ornementalité qui confond structure et décor, et habite toutes les surfaces comme une seconde peau, que prend Nicolas Buffe dans son travail. À l’encre blanche ou à la craie, durable ou éphémère, l’ornementalité habille tout de ses excès et de ses séductions. Renouant avec le sens originel d’un ornement cosmos et beauté, se jouant de l’abstrait comme du figuratif, mélangeant pop, BD et manga avec l’art de la Renaissance, Nicolas Buffe construit avec une très grande liberté et une inventivité remarquable, un nouvel œil ornemental de l’art, où l’artifice se meut en artefact. En arc, en cartouche, en vase, en mur, en sculptures, pucelle monstrueuse ou éléphant à bascule, l’ornement devient une interprétation graphique du monde, au plus près des grandes cultures ornementales, celles de l’Occident comme celle du Japon, où il séjourne actuellement.

Au départ, un premier grand modèle, les grotesques chères à la Renaissance et au maniérisme, depuis leur découverte dans la Maison de Néron. Le choix n’est pas indifférent. Car de l’Italie à Fontainebleau et aux Flandres, les grotesques représentent l’ornementalité la plus libre, la plus drôle et la plus fan- tasque, que l’on puisse imaginer. Niant l’espace, opérant une fusion érotique de l’organique et de l’inorganique, créant des hybrides mythologiques sans fin, ces grotesques qu’aimaient Montaigne comme Vasari, débouchent sur une véritable poétique du décor et de l’artifice, propre à la maniera, ce style du style, qui créent des êtres et des fictions1. Nicolas Buffe réinvente ce corpus en «Modulesques», en Songes, en Triomphe de l’amour, en Miroir aux sirènes, jusqu’à réaliser un Stu- diolo à la Maison Rouge.(2007). Né avec l’humanisme, le studiolo était une pièce secrète d’objets précieux et de portraits. Réinventé, il obéit à une même logique : créer un discours plastique qui reflète le monde. Dans une optique proche, Ni-

colas Buffe reprendra le parcours symbolique d’un célèbre livre : Le Songe de Poliphile qui mêlait déjà de multiples sources littéraires, pour mieux célébrer Polia, ce rêve d’une Antiquité retrouvée en ses mythes et figures, comme l’Age d’Or réalisé à Tokyo.

Mais que l’on ne s’y trompe pas. Nicolas Buffe rêve au présent, voire au futur, et ses figures, ses mythes viennent de la BD ou des mangas. Pingouin sur la célèbre boîte Campbell chère à Warhol, Carré-Méduse ou Mikiki de nos en- fances, Triomphe de Priape devenant celui de Bacchus réinterprété en Capitaine Haddock, Vache qui rit, ou Soleil en lapin playboy de Tex Avery, sans oublier ce Char du Triomphe habité de bien curieuses créatures. Bref, le vrai songe est celui de l’inventivité de la ligne et de toutes les mutations graphiques en un mé- tissage généralisé des cultures, comme ce chat « mangatisé» de Chesharo, ou les folles machines d’Ex Machina.

Aussi est-ce bien la métamorphose en tous ses états, celle d’Ovide bien sûr, qui sert de fil conducteur à son exposition actuelle à la Galerie Schirman & de Beaucé : Les mutations merveilleuses de divers trucs, traduction ironique des mutatione maravigliosa di diverse cose d’Ovide. Mais cette référence est l’objet de transformateurs multiples, où l’Actéon de Lodovico Dolce dialogue avec Les songes drolatiques de Pantagruel, et toute l’inspiration machinique des robots en un véritable univers de zombies… Bref, le véritable triomphe de Protée, sous la forme d’une bulle protéiforme, lui, ce vieux Dieu de la mer d’Homère, gardien des phoques, qui se change en dragon, panthère ou porc géant, comme les ava- tars des jeux vidéos contemporains.

Vous entrez donc dans la galerie, et vous vous trouvez d’abord face à Pul- cino, qui a retrouvé sa bascule, après avoir eu un merveilleux socle orné, lors du Parcours Saint Germain 2009. Un éléphant donc, avec son obélisque sur le dos, frère ironique de celui du Bernin installé à Rome depuis 1667. Comme un rocking- chair, l’énorme pachyderme, vous sourit de ses grands yeux blancs et de ses petites oreilles d’ange dressées. On pensera au Babar de l’enfance, ou à Ganesh, fils de Shiva, ce dieu indien de la sagesse et de la fortune, comme le hsiang chinois, homophone de bonheur. Mais tout bonheur n’est-il pas éphé- mère, comme cette œuvre murale qui vous fait face, et qui est vouée à une disparition lente. Détournant un rituel tout asiatique, les cendres blanches de la craie seront recueillies dans un reliquaire orné, forme sculptée d’un sacré perdu, devenu art.

L’éphémère donc, celui qui hante de nombreuses oeuvres contemporaines, virtuelles ou non, qui cherchent toutes à capter le temps dans le flux du monde. Comme s’il fallait saisir la modulation du temps, son passage infinitésimal entre apparition et disparition, dans un acte d’effacement progressif et imperceptible, réalisé ici lors d’une performance. Nicolas Buffe aime les oeuvres éphémères, comme celles qu’il a réalisées au Japon dans cet Age d’Or progressivement effacé. Or l’éphémère, et l’adhésion à l’éphémère – le mûjo et la beauté fragile des choses, le mono no aware – sont précisément des valeurs japonaises. Toutes celles que l’on retrouve dans Tokyo, dans sa culture des flux et son maniérisme fluide. Entre jeu et mélancolie légère, Nicolas Buffe nous livre sa conception de l’éphémère: une stylistique et une topologie de la ligne en arabesques, courbes et autres entrelacs, qui traversent les pratiques artistiques et architecturales, dans un passage et une disparition permanente des flux subtils du dessin. Car il faut « avoir l’esprit de la vague », comme on dit encore au Japon.

Vous descendez par un escalier en colimaçon et là, vous êtes à nouveau porté par l’esprit de la vague. Elle tourne, comme la roue de la fortune, sous la forme d’un phénakistiscope, cet ancêtre du cinéma, où l’on voit défiler des ima- ges animées. Elle flâne parmi les dessins et triomphes sur papier accrochés au mur, et dans la salle du fond, elle s’attarde face à un coffre mystérieux, entière- ment orné de l’extérieur. C’est la boîte de Pandore, un autre mythe réinventé. Or Pandore, qui fut l’objet des dons divins (pan tout, doron don) symbolise tous les maux liés au féminin Epiméthée ouvrit la boîte, et la souffrance, la vieillesse, la maladie et la folie en sortirent. Bref, Pandore figure le côté destructeur du sexe féminin. Ici, la boîte livre son secret tout érotique : des shunga, ces gravures érotiques japonaises, plus souvent réalistes et crues, qu’un Hokusai n’ignora pas, et qui renvoient à l’imaginaire de la copulation cosmique et incestueuse, mythe d’origine du Japon .

A l’époque de la mondialisation des flux, Nicolas Buffe réinvente sa traversée du réel, dans les immenses enveloppes des choses, ces masques, doubles et travestis, qui n’en finissent pas de se mêler et de s’enlacer. Mais élever le dessin à la puissance ornementale d’un œil ouvert sur le monde, se solde par un paradoxe évident. Tout est léger et inframince comme une architecture de l’éphémère. Mais tout est aussi précis, et vampirise les mythes en les actualisant dans l’ultra-moderne. Entre forme et informe, plan et chaos, passé et futur, le dessin sur fond noir-couleur et fondement, circule avec une liberté fantasque et une ironie étonnantes.

Alors, un mythe ultime, à détourner bien sûr. On raconte que la lune est un miroir de tous les êtres, au point de se mirer dans chaque goutte d’eau devenue monde. Car elle est changeante, impermanente, toujours éphémère. Faire rêver et re-rêver à toutes les apparitions, disparitions et mutations, à tous les Nemo, ces voyageurs qui ne sont personne : telle est la force toute nietzschéenne de l’œil ornemental de Nicolas Buffe, qui magnifie le réel, fût-il le plus insignifiant, de ses énergies, de ses rythmes et de ses parures«Aventure de lignes», aurait dit Michaux. Car: « mon plaisir était de faire venir, de faire apparaître, puis faire disparaître».2

_1 C.f. notre livre: Philosophie de l’ornement. D’Orient en Occident, Galilée, 2008, « Le Cogito ornemental du maniérisme ».
2 H. Michaux, Première version inédite d’«Emergences-Résurgences, Œuvres complètes», Edition établie par Raymond Bellour, Pléiade, tome 3, p .670, Gallimard 2004.

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